Le cirque Oceano # 7


J’ai possédé une ferme en Afrique au pied du Ngong. […] J’ai vu les oies grises voler sur la plaine. Les oies grises qui troublent de leur cri le silence des montagnes et qui, sans hésiter, d’un horizon à l’autre, suivent leur voie. L’âme tendue et la gorge durcie, elles strient de leur blancheur grise le ciel immense et l’or ruisselant du soleil. […]
Je me souviens de l’Afrique, mais l’Afrique se souviendra-t-elle de moi…
Karen Blixen
. La ferme africaine.

Je suis dans les coulisses du cirque Oceano. Je fais les cent pas dans le couloir du trac. Tandis que les trois pistes sont occupées par les avant-derniers numéros, tandis que toute la troupe se rassemble pour la parade derrière moi, je révise pour la centième fois mon numéro, derrière. Je suis devant le miroir de coulisse. Je replace mon nez de clown, mon chapeau melon, je retouche le maquillage. Je vérifie mes petits instruments d’auguste, je vérifie le son de ma trompette. Je deviens complètement pétrifiée.

Monsieur Loyal soulève la foule de ses folles envolées. Les numéros font leurs derniers prodiges. Je suis dans le noir total. Mon cœur bat la chamade. Je veux perdre connaissance.

Et puis, soudain, une autre dimension s’ouvre. L’adrénaline me monte à la tête. J’entends les applaudissements des amis du cirque pour le cirque. Je ramasse mon petit bagage dans le noir, j’ouvre les rideaux du cirque et je cours me cacher dans le haut des estrades… J’attends dans le noir des estrades aériennes. J’attends qu’il remercie la foule. J’attends qu’il annonce la fin du monde afin que je puisse l’interrompre pour faire le dernier numéro du cirque Oceano, celui du clown éléphant…

Black-out! Le chapiteau est dans un bois d’ébène. Seule, une timide musique de trompette ose se profiler sous le ciel du plus grand chapiteau du monde. Monsieur Loyal fait une petite colère. Un laconique projecteur le délivre de sa torpeur. Tonnerre ! La petite musique revient le hanter. Tonnerre ! D’où vient cet intrus qui bousille la fin du plus grand spectacle du monde !

Black-out! Et puis, mystère, la trompette remet ça de plus belle. Le petit projecteur se pose sur moi, debout sur les hautes marches du cirque. Je joue la musique de l’impossible, celle du clown éléphant. Sous le projecteur blanc, j’appelle celle que tout le monde veut voir. J’appelle celle qui se cache dans le noir. Je l’appelle…

Silence… Le projecteur balaie les pistes, les estrades, la foule. Rien.

Je descends au milieu des estrades et je recommence le petit air lointain, celui que tout le monde écoute, celui que tout le monde devine, à présent. Celui de la fin.

Silence… Le projecteur cherche à fendre l’âme la belle des bêtes qui se cache dans les ténèbres inédites du cirque. Rien. Et puis, soudain, un petit miracle, une naissance se profilent.

Musique étrange. Un barrissement se fait entendre. Un chant lointain surgit des entrailles du centre du monde du cirque Oceano. Et puis rien. Arcane secret.

Sous le projecteur, je m’avance doucement dans l’allée. Je joue de plus belle la musique de la belle. J’appelle la belle éléphante, celle qui vous regarde avec ses yeux d’océan. Silence.

Silence… Puis, stupeur ! Madame Chopin apparaît lentement. La belle éléphante ouvre les rideaux de son cirque. Elle entre sur la piste sous le projecteur. Elle entre dans la lumière.

Je continue la musique de l’étranger, celui du passager clandestin. Je joue le dernier numéro du cirque. Je m’avance vers la piste centrale. J’appelle et j’attends, au centre de la Terre, la grise merveille du monde, la mer grise qui a traversé la mer des hommes. Madame Chopin se balance lentement au bout de l’allée. Elle danse sur la piste numéro trois. Elle chante sur la piste numéro deux. Puis, elle s’arrête.

Silence…

Puis lumière ! Deux projecteurs. Deux musiques du monde. Deux personnages perdus au milieu de l’océan du cirque. La musique devient plus intense. La foule fait silence, retient son souffle. La rencontre impossible du clown éléphant et de la belle éléphante aura-t-elle lieu ?

J’appelle et j’attends au milieu de la piste. Madame Chopin, éléphante d’Afrique s’avance vers moi. Les musiques se mélangent, les projecteurs se rejoignent. Il n’y a plus qu’un seul projecteur. Les trompettes se touchent. La belle et le clown sont réunis…

Monsieur Loyal excite la foule. Il fait tout un baratin sur ce numéro. Il fait son numéro de dernier numéro, celui de la fin du plus grand cirque monde, celui du cirque Oceano ! La foule en délire applaudit à tout rompre l’impossible devenu possible. La foule transcende l’auguste et l’éléphante.

La grande parade s’avance sur l’allée. L’orchestre joue sa musique de cirque. Tout le monde fait son cirque. La foule en délire applaudit son cirque. Le plus grand cirque du monde. Le cirque Oceano fait son dernier tour de piste !

Je suis dans la piste centrale. Je suis face à la mer grise de la mère de l’Afrique. Je ne l’appelle plus, elle est face à moi et me chante un air de plaines et de montagnes d’Afrique. Je n’entends pas la musique de l’orchestre, je n’entends plus monsieur Loyal. Je ne vois plus les artistes défiler sous le chapiteau. Je ne vois plus la foule en délire autour de moi.

Je n’entends plus que le vent du pays des Massaïs, je n’entends plus que le chant des montagnes, je n’entends plus que le vol des oies grises du mont Ngong. Je ne vois plus qu’un clown et une éléphante au milieu d’un pays retrouvé.

Je ne vois plus que l’Afrique dans les yeux d’océan de madame Chopin.

Je vois madame Chopin, éléphante d’Afrique, retraverser la mer et danser son dernier tour de piste sur le mont Ngong. Je vois le soleil dans la nuit, le passage du destin, le retour à la liberté et à la dignité…




free music



Commentaires

  1. le texte nous plante une éléphante d’Afrique dans la tête,
    dans le cirque des pensées.

    le cirque Océano,
    ça fait penser à une vague de force,
    à un océan de créatures extravagantes,
    à un spectable ancien,
    à une tempête de vie.

    //le vol des oies grises du mont Ngong.//
    ça me plaît.

    Bravo!

    RépondreSupprimer
  2. Reading is dangerous: Merci!

    Une tempête de passions
    des impressions qui virevoltent dans la tête
    Des émotions qui éclatent sous le ciel du grand chapiteau...

    Puis silence, calme doux...

    Enfin, je peux dormir...

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire