De mon cahier #2


Lire est, selon le livre et le lecteur, une griserie, un honneur, le service rendu à un culte, une patiente prospection à travers l’écrivain et nous-même.
Colette
. De ma fenêtre.

Samedi matin, onze heures. Il a neigé toute la nuit. De ma fenêtre, je vois le fort, la montagne glacée du clan, au coin de la rue. Le château a une taille impressionnante. Un dragon en hivernage dans les glaces de Nouveau-Bordeaux. Les copains s’activent dans les flancs du monstre, montent au sommet. Toute la forteresse doit être prête à la défensive de la tribu contre les assauts répétés et sournois des membres de la troupe sordide du petit B.

Cathy-Chien grogne devant la fenêtre. Elle voit son petit copain, Boby-Chien, faire le guignol avec les boules de neige. Je voudrais bien lui ouvrir la porte. Je voudrais rejoindre les amis à l’extérieur. Impossible. Je suis debout dans la cuisine, devant la fenêtre et j’attends le verdict.

Samedi matin, onze heures douze. Une catastrophe terrible plane au-dessus de ma tête. Mon professeur a sollicité une réunion privée à la maison avec les parents. Ce n’est pas mon véritable professeur. C’est une suppléante. Une dame du sud de la France, de Marseille plus exactement. Elle parle comme les oiseaux une chanson de jardin ensoleillé qui enchante mes oreilles de Mireille. Elle est très gentille. Enfin, je la trouvais sympathique jusqu’à ce matin. Depuis onze précises, je ne respire plus. Je suis au banc des accusés des causes désespérées et inconnues.

Elle est au salon. Le grand salon des causes graves et solennelles des dimanches. Le salon interdit aux enfants turbulents. Elle est assise bien droite comme un véritable maître d’école, celle qui n’est pas mon véritable professeur. Ma mère l’a accueilli avec courtoisie comme il se doit et sans poser de questions. Elle écoute les mots terribles, la bouche un peu pincée, comme un oiseau effrayé. Elle écoute la chanson du plaidoyer de l’oiseau de Provence.

Mon père regarde la dame avec respect et intérêt. Il s’est couché très tard comme d’habitude. Il s’est levé en vitesse à onze heures moins cinq. Il déteste se réveiller en sursaut surtout les jours lents, ceux où normalement rien ne presse. Il regarde et écoute le maître chanteur qui récite des mots que je n’entends pas, mais que je devine être dévastateurs pour mon avenir et surtout pour le reste de mon samedi, ce jour de congé ou rien ne doit perturber le paternel au réveil et ou je dois faire un tabac contre le clan du petit B au sommet de mon iceberg imprenable, à deux heures précises.

Onze heures trente. Je suis appelée au salon. C’est grave. Je sens mes genoux fléchir sous le poids du verdict à venir. Serais-je condamnée à l’exil comme Napoléon ? Serais-je mise aux travaux forcés d’aiguille pour le reste de ma vie ? Serais-je jetée en pâture aux tortionnaires de l’école des enfants terribles ? Je ne sais pas… Je suis debout dans le salon et j’attends le châtiment de l’enfant qui n’aime pas l’école, ni les cahiers d’écoliers.

Contre toute attente, le trio infernal me regarde avec… admiration ! Ma mère affiche un sourire radieux, mon père ricane doucement devant mon regard de chien en cage. Mon professeur du sud de la France ferme les yeux de bonheur. Je ne comprends rien à la situation. Je suis debout dans le salon des prisonniers et aucune menace de mort ne tombe sur ma tête. Explications, s’il vous plaît!

Le maître d’école qui sent la lavande me tend mon cahier d’écolier. C’est celui des travaux de français, celui de mes essais littéraires d’enfant voyageur des mondes imaginaires. Je regarde le sombre objet et je découvre avec étonnement quelque chose de nouveau dans cet olibrius. Il est couvert de petites notes rouges. Malgré mon énervement, je réussis à lire les remarques de la dame de Marseille : « Magnifique ! Quelle envolée ! Je vous félicite ! »

La page étrange du cahier d’écolier est couronnée de trois étoiles, petites marques douces que je n’ai jamais rencontrées auparavant dans mes travaux. Je suis pétrifiée. Je n’ose demander d’explications à ce verdict inattendu. Je préfère remercier la dame et m’enfuir à l’extérieur, hors des grilles de mon cachot…

Contre toute attente, le récit de mes aventures avait plu à la dame du pays du soleil. Je lui avais raconté les merveilles de mon petit monde sans me soucier de rien. Je lui avais raconté mes rêves. J’avais dessiné un sourire dans son cahier de professeur.

Je récoltai trois étoiles et 22 fautes d’orthographe.

Selon mon cahier d’écolier, je devais réviser ma grammaire.

Selon mon cahier, je devais tout simplement rêver et conter des histoires dignes de quelques rendez-vous impromptus au salon interdit aux enfants. Je devais partager mes lectures de lecteurs de sentiers secrets. Je devais écrire les voyages découverts dans les salons de lecture taillés dans les arbres ou dans les icebergs.

Selon mon cahier, je devais lire et écrire.

Samedi lent, deux heures de l’après-midi : le petit B et ses acolytes rencontrent leur Waterloo devant mon iceberg.

Samedi soir doux et lent, très très tard : dans mon cahier ; trois étoiles.

À suivre…
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1. Illustration : Claude Monet. La liseuse. 1872.


Commentaires

  1. trio d’étoiles pour ce texte qui nous donne l’impression que votre cahier d’enfance, c’est le nôtre.

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  2. Bonjour Mireille,
    Je vous lisais chez Gaëna et là je viens de savourer votre texte.
    Les 22 fautes avaient disparu ;)
    Marseille, la lavande, le sud de la France ! Presque mon sud, je suis en bas de la cité phocéenne, à côté de Perpignan.
    Votre texte m'a rappelé mon enfance à lire la Contesse de Ségur. Bravo !
    Bien à vous,
    OLIVIER

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