Le huit-reflets de Whitechapel 4


L’assassinat de la rue Georges Yard eut quelques échos dans la presse. Scotland Yard mit sur pied certaines mesures de sécurité supplémentaires et poursuivit ses recherches, mais sans aucun résultat. Les témoignages nébuleux s’avérèrent insuffisants. Quelque temps après la macabre découverte, on décida que le dossier était clos : Meurtre par une personne non identifiée.

L’East-End vivait sous un ciel obscurci par le charbon et l’indifférence totale des Londoniens envers la misère humaine. Plus de trente mille prostituées arpentaient les rues à la recherche de quelques clients pouvant leur offrir quelques pennies pour se nourrir et passer la nuit à l’intérieur d’une résidence quelconque. Plus de trente-deux mille personnes peuplaient régulièrement les prisons pour diverses raisons, valables ou non. Le suicide était souvent invoqué lorsque l’on découvrait un individu inanimé. Trouver des gens sans vie dans la rue ou ailleurs était si fréquent que cela faisait presque partie de la vie de l’East-End. La plupart des gens étaient des sans-abri vivant tant bien que mal dans les taudis, les hospices, les asiles ou les hôpitaux. Le London Hospital accueillait parfois les désespérées pour quelque temps, sans plus.

Pour quelques pennies, les malheureuses pouvaient se payer un lit crasseux dans un doss-houses. Ces prisons-ateliers pouvaient accueillir jusqu’à six mille personnes. La terreur y régnait. Les gens étaient traités comme des forçats et devaient se plier aux exigences des administrateurs sans défaillir. La moindre erreur ou le moindre refus d’obtempérer équivalait à un retour à la rue, dans la nuit froide, avec l’ensemble de leurs possessions sur le dos. Ce qui, il va de soi, se résumait à bien peu de choses.

L’East-End était un terrain idéal pour un prédateur assoiffé de sensations fortes.

Une semaine après les terribles événements, je flânai dans la City lorsque je fus bousculé par un étrange personnage. Je portai quelques bouquins sous le bras en prévision d’une douce séance de lecture. L’homme se mit en quête de m’importuner sur mes préférences littéraires. Je ne m’offusquai point outre mesure. Je compris qu’il voulait de l’argent, ce que je lui offris humblement. Malgré tout, je provoquai une vive controverse pour le mendiant :

-- Bien peu, bien peu pour un homme de votre statut ! Soyez généreux, du diable! s’écria le pauvre bougre.
-- Calmez-vous. Prenez ces pennies et courez vous mettre quelque chose sous la dent.
-- Sous la dent ou sous la moustache, rétorqua le pauvre homme en découvrant ses dents cariées et sa longue moustache amovible…

Je reconnus mon vieil ami Sherlock Holmes. Le fieffé coquin avait eu recours à un de ses jeux préférés : le déguisement. L’habile détective m’avait une fois de plus emberlificoté dans ses filets. Le faux mendiant m’invita à le suivre à un pub tout près afin de me mettre quelque chose de réconfortant sous la dent et surtout me faire le récit de ses errances dans les multiples quartiers londoniens.

Pendant plusieurs jours, Holmes passa la ville au peigne fin. Il arpenta les hôpitaux, les hospices, les asiles, les doss-houses, les marchés, les docks, les ports… Il inspecta tout ce qui lui sembla susceptible de lui fournir des informations valables. Il visita les pubs, les fumeries d’opium, les music-halls, les théâtres, toujours sous des apparences variées afin de naviguer à sa guise dans les méandres de cette ville aux mille reflets.

À ma grande surprise, il se montra plus ou moins satisfait des résultats de ses observations. Il se contenta de me confirmer ses craintes. Cette agression était le prélude d’une crise dans la City… Seule une vigilance immense serait susceptible de mettre un peu de lumière dans ce brouillard. Il était résolu à poursuivre son enquête jusqu’au bout, malgré tous les dangers que cette aventure pouvait générer. Il était résolu à comprendre. Et pourtant, je crus déceler une part d’incertitude dans le regard de mon compagnon. Toute cette violence reflétait un mal profond. Je crus comprendre que Sherlock Holmes considérait cette affaire comme la plus périlleuse de toute sa carrière. Après plusieurs jours d’enquête, ce mystère hantait son esprit comme un plongeon dans un gouffre profond et insondable.

Néanmoins, Sherlock Holmes tissait sa toile. La toile de la machine à déductions.

Soudainement, il me proposa d’oublier ma séance de lecture dans mon fauteuil et de l’accompagner dans ses escapades nocturnes dans l’East-End. Auparavant, il me convia au récital du grand violoniste Sarasate. Une merveilleuse façon de faire le plein d’énergie, m’affirma-t-il. C’était le calme avant la tempête. Pendant tout le récital, il arbora un léger sourire…

Ce reflet du grand détective me redonna courage face à la quête d’une redoutable machine à détruire en devenir, la quête de l’homme aux huit-reflets de Whitechapel.

À suivre…

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1. Illustration : Sidney Paget.
2. Adaptation libre de l’auteure d’après l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle.


Commentaires

  1. // Plus de trente mille prostituées arpentaient les rues à la recherche de quelques clients pouvant leur offrir quelques pennies pour se nourrir et passer la nuit à l’intérieur d’une résidence quelconque. //

    Elles sont des milliers où j'habite, parmi lesquelles il y en avait une qui me disait exactement ça: Pour se nourrir et pour passer la nuit. Une fille perdue pouvait me perdre, mais je me suis enfui.
    L'acheter (elle) ou l^acheté (de ma part, de la sienne, du monde entier...)?

    // Je portai quelques bouquins sous le bras en prévision d’une douce séance de lecture. L’homme se mit en quête de m’importuner sur mes préférences littéraires. Je ne m’offusquai point outre mesure. Je compris qu’il voulait de l’argent, ce que je lui offris humblement// Il m'arriva presque la m^eme chose aujourd'hui, mais j'ai conservé mon porte-feuille dans ma poche, parce que le risque est grand, quand le mendiant l'aperçoit, qu'il veuille soudainement le saisir brutalement pour l'emporter avec lui.

    //Toute cette violence reflétait un mal profond. // La violence est une communication de l'esprit dérangé au corps incapable d'entendre--le corps social.

    // il me convia au récital du grand violoniste Sarasate. Une merveilleuse façon de faire le plein d’énergie, m’affirma-t-il.// C'est vrai que la musique nourrit.

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