Le huit-reflets de Whitechapel 5


Le 31 août, vers 4 h 30 du matin, je fus éveillé par les coups de sonnette incessants et intenses d’un visiteur impromptu à ma demeure. Les coups de canne répétés m’indiquèrent qu’il s’agissait assurément de mon ami Sherlock Holmes. J’avais une migraine terrible. Notre dernière équipée près de l’incendie des docks du port jusqu’au tunnel de la Tamise m’avait épuisée. Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit. Cette visite dans ce lieu infernal, abyssal et humide me causa un vif désagrément. Je ne pus me résigner à l’opinion de Holmes qui prétendait que l’on pouvait fuir de l’East-End par ce tunnel du diable en deux temps trois mouvements ! Bref, j’étais exaspéré de toutes ces pistes possibles élaborées par le détective infaillible. J’aspirai à quelques jours de repos.

Ce rêve s’avéra impossible. Ce cauchemar avait d’autres desseins. Dès que j’ouvris la porte à mon ami, je compris que l’homme aux huit-reflets de Whitechapel avait récidivé :

-- Vite Watson ! Un cabriolet nous attend. Un meurtre a été commis il y a moins d’une heure dans Whitechapel. Hâtez-vous ! C’est une question de vie et de mort.

Mary Ann Nicholls était fille de forgeron. Elle était plutôt jolie, savait lire et écrire, aimait les beaux vêtements et les gens de toutes les couches de la société. Elle avait connu quelques bonheurs avant de sombrer dans les affres de l’alcool et de la prostitution. Elle se maria et eut cinq enfants. Son caractère intrépide s’avéra incompatible avec cette vie organisée. Elle fut contrainte de divorcer et d’abandonner ses enfants sous la garde de leur père. Elle résidait dans l’East-End depuis toujours, dans les rues ou le plus souvent dans les hospices et les doss-house surpeuplés. Le dernier domicile de Mary Ann se situait sur la rue Thrawl, près de Flowers et Deans street. Ce quadrilatère infernal de rues étroites et mal éclairées était encombré de taudis infestés de rats. C’était également le rendez-vous des indigents les plus durement touchés par la misère omniprésente de Spitafiels et de Whitechapel. Pour quelques pennies, elle partageait un lit avec une autre prostituée ou un bien avec un autre homme.

Le 30 août 1888, Mary Ann Nicholls avait bu tous ses sous et n’avait plus les ressources financières pour s’offrir ce refuge minable. Téméraire, elle résolut de retourner travailler dans les rues pour quelques heures et de recueillir la somme exigée avant de revenir dormir. Vers 2 h 30, elle salua sa copine au passage qui observait les feux sur les docks, de la rue Osborn, puis seule, elle disparut en titubant dans l’obscurité de Whitechapel Road.

La fille du forgeron devait sombrer sous la lame d’un tueur, tout près d’une écurie.

Vers 3 h 40, le corps de Mary Ann fut découvert dans Buck Row, près du cimetière juif de Whitechapel. Elle gisait devant une écurie. Elle avait eu la gorge tranchée à deux reprises, le torse assailli de coups de couteau, surtout dans le bas-ventre et… violemment et gauchement, son assaillant avait tenté de l’éventrer. Une coupe de vin presque vide reposait à ses côtés.

La fille du forgeron avait les yeux ouverts lorsque les premiers témoins l’aperçurent inanimée dans Buck Row.

Lorsque nous arrivâmes sur les lieux du drame, Mary Ann Nicholls avait déjà été amenée à l’hospice de Whitechapel. Presque toutes les traces de l’agression avaient été soigneusement effacées au grand désaccord de Holmes. Un attroupement de personnes encadrait la scène malgré les remontrances des policiers. Holmes observa minutieusement chaque parcelle du terrain. Il demanda à l’inspecteur Abberline la permission de faire quelques relevés de sang près du caniveau et surtout de pouvoir examiner à sa guise le verre de vin, cet objet incongru découvert près de Mary Ann.

Bientôt, il s’aventura dans les édifices adjacents, se mêla aux curieux assemblés dans les rues et procéda à de multiples expertises secrètes susceptibles de lui fournir quelques lumières sur cette affaire. Il m’apparut évident que Holmes comprenait quelque chose à ce mystère inextricable.

En tant que médecin, je comprenais que cette femme était morte au bout de son sang. Je ne pouvais admettre qu’un fou surgit de nulle part puisse continuer à égorger et à éventrer les gens par simple plaisir ou par simple désir d’expérimenter l’art de la destruction sur des pauvres filles qui n’avaient plus rien à attendre de la vie dans l’East-End.

Je laissai Holmes se triturer les méninges dans les rues et les canalisations de Whitechapel et je me rendis voir la dépouille de Mary Ann Nichols.

La fille du forgeron m’attendait les yeux fermés, abandonnée dans la morgue de l’hospice. Elle reposait, ses vêtements en bon état et tous ses trésors bien étalés près d’elle, sur la table de chevet : un peigne, un mouchoir et un miroir brisé.

À suivre…

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1. Illustration : Sidney Paget.
2. Adaptation libre de l’auteure d’après l’œuvre de Sir Arthur Conan Doyle.


Commentaires

  1. Salutations ici

    Fameuse histoire à lire
    et à s'en donner des frissons.
    L'égorgeur s'egorgera tout seul par manque de gorge.

    Il y a une chose à savoir,
    c'est qu'avec toutes ces histoires,
    ce blog devient un beau trésor.

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  2. //Cette visite dans ce lieu infernal, abyssal et humide me causa un vif désagrément.// On souhaite paradoxalement en savoir encore plus sur ce lieu épouvantable, et c'est pour cela qu'on continue de lire.

    //
    La fille du forgeron devait sombrer sous la lame d’un tueur, tout près d’une écurie.// L'écurie, c'est le détail qui tue.

    // un peigne, un mouchoir et un miroir brisé.//

    Quoi de plus triste? Mais j'aurai peut-^etre choisi de briser le peigne... :-)

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