La rentrée des mots


À l’aube de mes dix ans, j’avais un rêve…

Je rêvai d’une rentrée des mots calme et paisible. J’envisageai un retour en classe idéal et heureux. Je souhaitai l’apparition d’un professeur charmant et passionnant. Je souhaitai des retrouvailles avec les copains amicales et riches en discussions fabuleuses. Je mijotai un passeport pour la paix avec les trublions de tous acabits.

Le premier jour du retour à la vie scolaire, je me levai d’un pied alerte et rempli de bonne volonté. Je jetai un regard rapide à la fenêtre : Le ciel était coloré de craies aux mille couleurs comme une esquisse du tableau de bonheur. En pyjama, je trottinai jusqu’à la cuisine, où debout, je saluai la maisonnée encore tout endormie. Je m’assis à la table de la salle à manger et j’observai avec volupté le décor de ce nouveau jour : des lettres inventaient des mots savants dans mon bol de céréales ; des chiffres organisaient mon horaire scolaire avec minutie ; une chanson douce encensait la grammaire de ma grand-mère dans mon lait au chocolat…

Le premier matin du monde de la rentrée des mots sentait le chocolat, la vanille et les fraises. Mon costume d’écolière brun chocolat me sembla acceptable, mon chemisier blanc plutôt intello me plaisait et mes souliers bleu marine me suggéraient des phrases endiablées à semer sur le parcours des arts et des lettres du quartier. Ma besace contenait des tablettes de chocolat blanc, des cahiers de guerre et de paix roses, des grammaires de chansons douces outremer, des tables arithmétiques écrites en vers sur des tables de pique-niques vertes.

La rentrée des mots de mademoiselle M sublimait les cours et les dissertations avec Jean-Paul Sartre, les dîners d’histoires de mer avec Orsenna, les collations autour des chagrins d’école avec Pennac, de sublimes soupers politiques avec le Castor et une incroyable nouba symphonique de notes et de mots qui swinguent avec Django Reinhardt.

Ce chapeau poétique porteur de bonnes intentions me plaisait bien. Je saluai Cathy-chien sur le seuil de ma demeure, j’agitai le mouchoir d’adieux qui se doit à la tribu. Le cœur plein d’ambition et de rigoureuse discipline scolaire, je pris le chemin des écoliers de Nouveau-Bordeaux.

J’avais un rêve.

Les membres de mon clan se joignirent à ma marche solennelle vers le lieu du savoir : l’école de tous les rêves. Un vent de renouveau soufflait doucement des mots d’amitié, de bonnes camaraderies, de promesses à tenir. Toutes ces prémisses me semblèrent magiques. L’univers entier des mots de la rentrée me sembla féerique.

L’arrivée dans la cour des grands fut également agréable. Les mots des souvenirs de vacances virevoltaient à qui mieux mieux sur le bitume. Les rumeurs habituelles se berçaient dans les balançoires. Les difficultés à venir effrayaient déjà les premiers de classe et faisaient rigoler aux éclats tous les cancres.

La rentrée des mots de mes dix ans fut merveilleuse.

J’avais un rêve…

L’arrivée dans la classe fut désastreuse.

Je me retrouvai dans une pièce noire et froide, sans lumière ou presque. Une classe aux fenêtres minuscules située près du bureau du directeur. Les pupitres étaient aussi vieux que les tapisseries et le plancher murmurait ses malheurs à longueur de jour. La petite G choisit d’établir son camp de travail à côté de moi. François B brillait par son absence. Qui plus est, le petit B semblait avoir été admis dans mon groupe. Voilà que les membres du clan adverse de mon quartier se mêlaient de ma rentrée des mots.

Heureusement, l’arrivée du professeur chassa l’orage et remit de merveilleux nuages à la Django dans mon ciel. Non, ce n’était Sartre. Cependant, il me parut digne de respect par la teneur de son discours. Il se mérita tous les éloges de la classe en décrétant une période libre d’apprentissages des mots par le dialogue amical et musical dans la cour des grands. La philosophie et la poésie seraient de mise pour ces rencontres littéraires improvisées.

J’avais un rêve.

Je nageai en pleine euphorie jusqu’à la récréation. Les premières minutes furent parfaites. Cependant, le ciel s’assombrit de quelques rumeurs franchement inquiétantes apportées par nul autre que notre petite G. Selon notre précieuse amie, l’heure n’était plus à la rigolade pour le clan. Il ne s’agissait plus de ouï-dire, mais de certitudes : le boisé de Nouveau-Bordeaux était menacé de destruction ! Cette nouvelle inusitée et incroyable suscita plusieurs craintes parmi nous. Le boisé était notre lieu de rendez-vous, notre repaire, notre camp de base. Les arbres étaient centenaires. Cet espace vert appartenait au quartier depuis la nuit des temps et représentait une fierté pour la ville. Il était hors de question d’envisager la moindre rumeur de disparition de ce lieu béni.

La rentrée des mots me sembla moins fraise et chocolat.

Je suggérai d’établir une réunion d’urgence le soir même dans mon arbre sacré, celui adjacent au boisé menacé. En tant que présidente du clan, j’estimai que cette situation nécessitait un groupe d’action rapide et efficace. La petite G jeta de nouvelles sources d’agitation dans mon jour chocolaté.

-- Je proteste. Cette situation est tellement grave que nous devrions procéder à des changements importants dans nos statuts et règlements. Je dirais même plus : Nous devrions revoir toutes nos responsabilités. Des changements me semblent impératifs.
-- Des changements ? Je dirige les ateliers du clan parce que je possède l’arbre des réunions estivales du groupe. La maison du clan est dans l’arbre de ma tribu : c’est clair comme le jour! Je ne vois pas ce que pourraient nous apporter ces améliorations dans notre formation. Il me semble plus urgent de nous mobiliser contre la menace imminente qui plane sur le chapeau du groupe !
-- Moi si. Il s’agit de questions essentielles à la survie du clan. Je propose des élections générales en bonne et due forme. Il est temps que le progrès arrive à Nouveau-Bordeaux. Je me présente comme présidente du clan.

En quelques heures, la rentrée des mots prit de drôles d’accents. Des notes de couleurs étranges se mirent à troubler mon carnet d’écolier. Primo : La disparition envisagée de mon boisé sacré. Secundo : La tenue impromptue d’élections dans ma cour. Tertio : ma nomination à vie comme présidente du clan ne tenait plus qu’à un fil de mots…

La rentrée des mots se teinta des couleurs de la révolution.

J’avais un rêve…

À suivre…

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1. Illustration: William Bouguereau.



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Commentaires

  1. Plus que la soif de connaissance... avoir faim de mots pour exprimer une liberté d'être.

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  2. Votre existence m'est précieuse.

    Votre liberté des mots aussi...

    Votre présence d'esprit également.

    Merci.

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